L'Image manquante

Rithy Panh fait revivre son enfance et sa famille détruites par les Khmers rouges. Parce que les archives manquent, le cinéaste doit fabriquer les images de ce crime pour empêcher l’oubli.

À rebours de S21, qui dressait un tableau collectif de la catastrophe, l’enjeu de ce nouveau film pour son auteur consiste en effet à s’y raconter personnellement, à livrer son histoire intime dans la tourmente. Triple et douloureuse gageure, se dit-on d’emblée, s’agissant d’une histoire aussi atroce que la sienne. Celle de l’homme qui se remémore. Celle de l’artiste qui cherche une forme adéquate. Celle des images qui manquent à témoigner de sa condition. Il s’ensuit que L’Image manquante crée pour partie ses propres images avec des figurines d’argile, et qu’il se ressaisit par ailleurs de la puissance de la parole pour conduire et faire vibrer, à la première personne, son très redoutable récit. [...] Mais la voix, précipité d’émotions diffusées dans une langue claire, imagée et suggestive, n’est pas tout pour autant. La réussite du film tient à sa combinaison subtile, à sa tension dialectique avec d’autres éléments constitutifs. Les rares archives filmées et les propagandes délirantes de la domination khmère rouge. Les images de paix qui précèdent cette période et qui disent un pays où il faisait doux vivre, avec ses musiques et ses lieux enchanteurs. Les photographies de famille, qui attestent plus encore de la souillure irréparable du génocide. Enfin, ces figurines étrangement inertes, grossièrement modelées, presque primitives, et surtout volontairement dépourvues de mouvement, disposées en tableaux glaiseux et miniatures évoquant l’esclavage harassant, la dégradation intentionnelle, l’anéantissement délibéré que subirent dans les rizières et les champs les victimes de l’idéologie mortifère des Khmers rouges. Un film à verser, par sa laideur et sa beauté, aux archives de l’humanité.
Jacques Mandelbaum, Le Monde