Un groupe d'arlequins masqués au centre d'une scène
Photo de répétition © Laurent Guizard
Un groupe d'arlequins masqués au centre d'une scène
Photo de répétition © Laurent Guizard

Le Carnaval de Venise – Entretien

avec Camille Delaforge et Clédat & Petitpierre
Propos recueillis par Baudouin Woehl

publié le 20/11/2024

Baudouin Woehl : Qu'est-ce que cela représente pour vous de travailler à l'Opéra et qu'est-ce qui vous y enthousiasme particulièrement ?

Clédat & Petitpierre : C’est la première fois que l’on met en scène un opéra. Il y a eu une excitation particulière à l'idée de travailler avec un important groupe de personnes au plateau, et surtout, avec ce rapport direct à la musique. Cette création nous a fait parcourir un vrai chemin. D’abord en découvrant l'œuvre, puis en comprenant que l’opéra baroque, et en particulier Le Carnaval de Venise, avec sa réflexion sur le médium et son théâtre dans le théâtre, nous correspondait parfaitement. La sensation de liberté que l’on peut avoir en explorant un univers si riche et si construit, est vraiment réjouissante.

Camille Delaforge : J’adore l’opéra, et j’ai toujours rêvé d’en faire. Il y a tout, la musique, le théâtre, la danse, et des questionnements musicologiques et techniques très complexes. Par exemple, si on regarde historiquement, à l’Opéra de Paris aux XVIIème et XVIIIème siècles, les compositeurs écrivaient de la musique contemporaine pour les chanteurs en fonction de leur tessiture et de leur personnalité. J’ai l’impression que l’opéra baroque, même si on le réinterprète aujourd’hui, fonctionne un peu de la même manière. On recrée quelque chose de vivant à chaque fois. Quand je dirige, je ne cherche pas une « vérité historique ». On reprend bien sûr les partitions, on utilise des instruments spécifiques, un diapason précis, mais tout est en constante recréation, surtout au continuo où l’on improvise énormément. Donc, même si c’est une musique qui a trois siècles, c’est toujours une création contemporaine. Et puis, ce que j’aime aussi dans l’opéra, c’est qu’on passe beaucoup de temps dans les théâtres. Pendant un mois, on vit littéralement dans ces lieux pleins d’histoires, avec des centaines de costumes, des coulisses à explorer, des petits passages qui mènent à la fosse. Il y a des codes à respecter, des dangers, des règles à comprendre. 

 

B. W. : Le Carnaval de Venise est une œuvre très rarement montée, et elle se distingue par une structure souple et des audaces formelles, mêlant enchâssements narratifs, méta-théâtralité et résonances avec des mythes comme celui d’Orphée. Comment avez-vous reçu la proposition de la mettre en scène, et quelles correspondances trouvez-vous entre votre travail et le baroque ?

C. & P. : La dernière fois que Le Carnaval de Venise a été monté en France, c’était par Jorge Lavelli en 1975. Il y a donc très longtemps, et c’est important pour nous car cela signifie qu’il n’existe pas véritablement d’œuvre référente. On s’est aussi très vite rendu compte que l’esprit baroque nous offrait un espace de liberté qui nous rappelait ce que nous avions déjà cherché, notamment autour du Ballet Burlesque dans notre dernier spectacle Poufs aux Sentiments. L’idée que le sujet n’est pas forcément le plus important, que tout tient par la forme, c’est une chose que l’on défend depuis longtemps. C’est donc une sorte de continuation de notre travail, mais dans un tout autre cadre. Ce qui nous touche particulièrement dans le Carnaval, ce n’est pas tellement l’histoire, qui est assez sommaire et conventionnelle, mais plutôt tout ce qui est mis en place autour pour la raconter. Par exemple, le prologue dans lequel Minerve arrive en régisseuse et constate que le décor n’est pas prêt, c’est une manière très étonnante d’entrer dans cet opéra. Ce théâtre dans le théâtre, ce décor qui est censé se construire sous nos yeux, c’est une approche méta-théâtrale qui nous ravit. 

C. D. : J’ai proposé Le Carnaval de Venise lorsque la Co(opéra)tive m’a contactée. J’avais déjà utilisé des extraits de cet opéra dans des projets antérieurs, car certains airs sont magnifiques. Ce qui m’a attirée, c’est la structure unique de l’œuvre et le fait qu’elle mélange les codes de l’opéra français et italien. J'ai aussi été séduite par le fait que Campra l’ait conçu à l’origine pour rendre l’art lyrique plus accessible. Cette approche nous permet aujourd’hui de travailler de manière flexible et créative, tout en gardant ce lien avec son intention première. Je pense que c’est ce qui plaît au public dans l’opéra baroque… Il y a cette impression que tout est vivant, coloré, on crée quelque chose de nouveau à chaque représentation. Même nous, on choisit : est-ce que les hautbois vont jouer avec les violons ? Est-ce que les flûtes vont intervenir ici ? C’est extrêmement vivant et ça rend l’œuvre accessible, non pas seulement parce que les thématiques sont contemporaines, mais aussi parce qu’on est tous en train de recréer une œuvre et des émotions avec notre propre sensibilité.

 

B. W. : Le Carnaval de Venise crée une tension entre tragédie et légèreté, tout en défendant une forme d'ode au divertissement. Cette approche du divertissement, en opposition à la gravité des enjeux, vous touche-t-elle particulièrement, et comment la percevez-vous ?

C. D. : L’opéra défend l’idée du divertissement comme une forme d’art à part entière. Pour moi, ce qui est fascinant, c’est cette capacité du Carnaval à casser les tensions dramatiques tout en les conservant. On passe d’un grand drame à une scène de rue ou de place, et la tension dramatique est constamment relâchée par des moments de légèreté. Mais cela ne fait que renforcer l’émotion quand on revient à des passages plus graves. Il y a un grand air à la fin, « Mes yeux, fermez-vous », qui est très émouvant parce qu’il arrive après une série de scènes plus légères. Cette alternance est un équilibre très délicat. Cela permet de garder une attention constante, tant scéniquement que musicalement. 

C. & P. : Cet écart entre l’intensité des enjeux amoureux et le divertissement est au cœur de ce qui nous passionne dans cette œuvre. Tout devient une incitation au plaisir et au jeu, avec beaucoup de place laissée à l’humour.  Du reste, il y a une phrase merveilleuse à la toute fin du livret que nous pourrions allègrement signer : « Les moments que l’on passe à rire sont les mieux employés de tous. » 

 

B. W. : Campra se distingue par le lien qu'il crée entre la France et l'Italie, unissant deux styles opposés à l'époque. Cette tension entre les deux cultures vous touche-t-elle particulièrement, et en quoi intervient-elle dans votre approche musicale et théâtrale ? 

C. D. : Campra réussit à unir deux styles qui étaient historiquement en opposition. À l’époque, il y avait une véritable querelle musicale entre la France et l’Italie. Lully, par exemple, a imposé un modèle français, tandis qu’il y avait vraiment une cassure avec l’Italie au même moment, même si certaines formes italiennes comme la cantate ou la sonate s’introduisaient progressivement. Ici, Campra mélange les deux, et cela crée une richesse incroyable. À l’intérieur même de la tragédie, il y a des passages en italien. Quand l’Orfeo apparaît, c’est un moment de joie, une célébration, quelque chose de beau et d’intriguant. Ce mélange ne cherche pas à se détruire, mais à s’enrichir mutuellement. Ce qui m’a touchée dans cet aspect, c’est que, à l’époque, les airs étaient très connus du public. Les gens chantaient dans la rue, ils fredonnaient ces airs en dehors des théâtres, ils connaissaient ce répertoire parce qu’ils le chantaient dans leur quotidien. C’était quelque chose qui dépassait les murs de l’opéra –c’est ce que j’ai notamment voulu retranscrire dans l’entracte. 

C. & P. : Notre première idée a été de jouer avec les codes d’un imaginaire partagé de l’Italie du XVIIème et notamment celui de la Commedia dell’arte. Nous avons redécouvert les tableaux de Tiepolo qui représentent des groupes de polichinelles, grotesques, difformes, et un peu inquiétants. Et nous avons pensé que ces polichinelles pouvaient devenir le fil conducteur de tout l’opéra, surtout de la chorégraphie. Nous tenions beaucoup à ce que les danseurs et danseuses n’incarnent pas des figures stéréotypées de la danse baroque. Les transformer en polichinelles ventrus et bossus nous a soulagés de tout cela, et tout s’est ouvert pour nous. Nous avons alors travaillé sur l’hypothèse que nos polichinelles seraient, depuis plus de 300 ans, les habitants du théâtre où se joue notre opéra, qu’ils en seraient en quelque sorte les metteurs en scène.

 

B. W. : Comment s’est passée la rencontre entre vous trois, et qu’est-ce qui vous enthousiasme dans cette collaboration ?

C. D. : La rencontre avec Yvan et Coco a été une vraie surprise. Ils sont arrivés avec une grande ouverture, une envie incroyable de découvrir cette musique qui n’est pas dans leur répertoire habituel. Rapidement, on s’est rendu compte qu’on avait exactement les mêmes envies : déconstruire le côté protocolaire de l’opéra, en faire un vrai divertissement, tout en restant fidèles à la musique. 

C. & P. : On avait, avec Camille, la même envie de créer un spectacle joyeux et ouvert. On a donc tout de suite senti une très grande complicité entre nous et cela nous a réjouis. On sait que les relations entre la direction musicale et la mise en scène sont extrêmement déterminantes et on se sent vraiment chanceux d’avoir pu cheminer si harmonieusement avec elle.

Retrouvez Le Carnaval de Venise les 22 & 23 janvier au Théâtre Ledoux, à Besançon.

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