Vue de trois quart de Bianca Chemilli à la direction.
©Lucas Morelet
Vue de trois quart de Bianca Chemilli à la direction.
©Lucas Morelet

Cendrillon – Entretien

avec David Lescot, Jérémie Arcache et Bianca Chillemi
Propos recueillis par le service des relations avec les publics d'Angers Nantes Opéra

publié le 09/09/2025

Peut-on parler d’une « nouvelle » œuvre ? Quelle liberté vous êtes-vous donnés par rapport à ce que vous appelez une « œuvre à trous » ?

David Lescot : C'est une nouvelle version de Cendrillon. C'est notre version de Cendrillon tant par rapport au texte qu’à la musique. Bien sûr, il y a la musique et les mélodies de Pauline Viardot. Bien sûr on a gardé les mêmes personnages. Mais, par exemple, je ne crois pas avoir gardé une seule ligne du dialogue originel non chanté. Tout est réécrit. Du côté des personnages, ils ont des situations et des relations entre eux mais, même ces relations, on les a réinventées. Les liens entre le père, les deux sœurs et Cendrillon ne sont pas du tout clairs dans la version de Pauline Viardot. Il y a une espèce de non-dit. Nous on l'a élucidé, on fait des choix et on raconte une histoire. Concernant le langage de départ, c'était quand même d'abord écrit très vite, et ça se sent. Deuxièmement, c’est très daté. 1904, quelque part, c'est presque plus vieux que 1804, si vous voyez ce que je veux dire. Ce langage-là, on le comprend moins que si on lisait une pièce classique du XVIIème, même du XVIIème. Il y a des mots et des tournures que, même des adultes d'aujourd'hui, ne comprendraient pas. Alors on a réécrit. Enfin, moi j'ai réécrit, et je me suis beaucoup pris au jeu. Rebondir sur des questionnements qui sont là, des enjeux, des relations, des situations, des propos ça donne une version, je crois, réellement originale.
Sur le plan de la musique, par rapport à l'opérette on a vraiment été dans une esthétique qui est très différente de ça. Je crois que c'était important. Et puis après, dans le dialogue aussi, il fallait trouver une sorte d'équilibre qui permette de le rendre accessible aujourd'hui à toutes sortes de publics. Enfants comme ados, comme adultes. Et en même temps que le nouveau texte ne soit pas dans une espèce de singerie du langage actuel qu'on voit parfois, dans les adaptations d'opéra. Si on part juste sur une espèce de petit toilettage langagier, c'est encore pire que si on laissait la chose originelle. Voilà ce qui m'a guidé et voilà ce que je voulais éviter aussi. 
Une précision : pour moi, une écriture c’est quelque chose de complètement rythmique, de complètement musical. Il y a trois natures de texte dans cette Cendrillon : le texte parlé, qui est posé sur la musique, le texte scandé, qui est rythmé par la musique, et enfin le texte parlé a capella. Tout ceci donne à la fois une complexité et un raffinement. Il y a dans ce rapport de l’usage de la parole quelque chose de très nouveau.

Jérémie Arcache : Ce qu’on voulait éviter c’est qu’il y ait une rupture entre la narration, le texte et la musique. Le côté, un moment de musique, puis ça s'arrête. Puis après, on fait du texte. Cela est à proscrire. Que tout puisse venir se troubler et qu'on ne sache pas si la musique part du texte ou si le texte part de la musique, c’est cela qui nous intéresse. De fait, nous avons beaucoup travaillé les entrées et sorties de musique ainsi que les tuilages. 
L’objectif était que les chanteurs puissent avoir une sorte de de terrain, déjà exploré par nous trois, sur lequel ils vont pouvoir se poser et faire des propositions.

Bianca Chillemi : Je suis d’accord. Il y a, certes, un maximum de choses qui sont écrites mais il y a encore plein de potentialités à explorer et tout cela à partir du moment où on va commencer à répéter tous ensemble. Sur une base très structurée, très construite chacun pourra accaparer son rôle, apporter des idées, contester ou non… Sur la partition il y a des moments où il est d’ailleurs clairement stipulé d'improviser. 
 

D'après vos dires David, votre version de Cendrillon est « imagée, vivante, surprenante, drôle et magique ». Pour autant, votre approche entend traiter aussi les questions sociales qui traversent l’œuvre. Qu’est-ce qui dans le texte de Pauline Viardot vous a invité à développer cet aspect ?
Dans quelle mesure, la réécriture du texte soutient/amplifie-t-elle cette dimension ? Quels sont les dispositifs scénographiques et parti-pris de mise en scène qui matérialisent cette dimension ?

David Lescot : Donner des interprétations, dire ce qu'on a voulu dire et délivrer comme message, c'est le contraire de ce que j'aime faire. Il s’agit d’un conte donc d’un bouquet de symboles avec une multitude de choses pouvant être interprétées d’une multitude de manières. Ne surtout jamais verrouiller le sens ! 
Un conte, c'est toujours trouble. Il y a toujours une part obscure dans un conte, des choses cachées, des choses inavouables. La part qui est celle de l'inconscient, la part obscure…. C’est bien ce qui fait le conte. Sinon, ce n’est pas un conte. 
De Cendrillon il en existe d’ailleurs une pléiade de versions. Dans toutes on y retrouve les éléments incontournables comme la fée, les méchantes sœurs ou la citrouille qui se transforme en carrosse. Dans chacune aussi, les choses sont ambivalentes, souterraines. C’est cette dimension-là qui nous passionne.
La fin heureuse n'a presque aucune importance. Ce qui est important, c'est ce qu'il s’est passé avant. Par exemple, dans notre version, elle a peur d'aller au bal. Il y a quelque chose d’universel dans cette attitude face à une chose dont on rêve, qui peut être très attirante, mais qui peut aussi être décevante, intimidante ou excluante puisque que ce sont deux mondes sociaux qui s'entrechoquent. Tout à coup, on invite l'un dans l'autre et c'est très violent. Ce monde aristocratique qui invite la pauvre servante à sortir de chez elle, pour s'émerveiller de toutes les beautés et de toutes les richesses qu'il lui exhibe… Il n’y a pas à chercher très loin pour trouver des motifs de violence. Pour autant, la place de l’humour n’est pas loin. Il faut bien saisir cet esprit-là aussi. 
N’oublions pas non plus qu’une question sociale se trouve ici présente. Elle est un peu insolite, un peu incongrue même. Mais, moi, elle m’a bien inspiré aussi. Prenons le baron. C’est un parvenu mais aussi un homme qui a fait complètement autre chose avant et des choses pas très honnêtes. Il a ce petit côté romanesque très intéressant. A contrario, la mère, elle, est totalement absente. Cela peut rappeler des choses très dures sur la composition des familles actuelles. Nombre de spectateurs risquent d’être sensibles aux thèmes sociaux et sociétaux qui traversent l’œuvre et résonnent à toutes les époques. 
De même que la destinée de Cendrillon, jeune fille pour qui l’histoire traversée agira comme un tremplin de son émancipation, de son affirmation. Pour autant, nous, on choisit de lui faire éviter le chemin balisé du conte de fée où c'est le prince qui décide finalement. Elle lui dit : « Non, on ne va pas faire comme ça. C’est moi qui décide puisque le soulier me va. » Une fois cela posé, elle dicte sa loi et mène une petite révolte. Une révolte douce mais ferme. 

Bianca Chillemi : Je suis d’accord. Ce « conte de fée », je trouve qu’il a une dimension humaine et sociale très forte. Tous ces enfermements sociaux, qui sont bien réels, sont des conditionnements familiaux qu'on a hérité de constellations familiales qui remontent à très loin. 
Cette fée qui apparaît, on ne sait pas si c’est dans un rêve ou si réellement, par un acte magique, elle permet à Cendrillon de comprendre le message : « C’est maintenant ou jamais. Et tu vas jouer ta vie, tu vas prendre un risque. » Au final peu importe car le but est atteint : elle la déconditionne de sa situation de pauvreté et de soumission. 
C’est beau de nous montrer que la magie, finalement, c'est juste une question de langage et que ça peut changer une vie. Je trouve ça très intéressant et touchant de montrer ça à des enfants. La magie ça crée les conditions de l’action, mais c’est Cendrillon qui s’en empare. 

Bianca, vous dites que la musique et le texte avancent main dans la main, que « la force du texte, des mots…influe la musique, et réciproquement ». Par ailleurs, vous parlez dans votre petite interview pour l’ANO d’une « dramaturgie sonore du merveilleux ». Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Bianca Chillemi : De notre côté ça va se jouer dans nos postures. En tant qu'instrumentistes au plateau, comment va être notre force de frappe ? Eh bien on va aider les chanteurs à respirer et à décupler leur puissance vocale. Et si l’on y parvient c’est parce qu'on va être très au courant de ce qu'ils vont raconter sur scène. Comme on sera avec eux, on va être complètement passionné de ce qui va se passer au plateau.
On est sur scène, on fait partie du spectacle. On n'est pas ces musiciens invisibles dont on entend seulement le son et le souffle. Dans ce projet-là, tous les enjeux et toutes les réflexions qui vont être soulevées vont venir nourrir la poésie et mais aussi, pour nous instrumentistes, venir nourrir notre son. Plus notre son est pétri, mieux c’est. Il y a une poésie sonore qui nous échappe, qui se crée et qui crée de la liberté et du jeu.

David Lescot : Les musiciens sont intégrés à l'action, ils sont en effet des personnages. D'abord, ils apparaissent dans des tableaux. Des tableaux qui sont censés décorer l'intérieur de la maison du baron, de ses filles et de Cendrillon. Puis, dans la deuxième partie, ce sont les musiciens du bal. Ils sont là, bien présents, pour jouer. Mais en même temps, ils réagissent complètement à l'action. Après, sur la dernière partie, ça n’est qu’une fois qu’on sera sur le plateau qu’on verra comment leur rôle évoluera.
 

Jérémie Arcache, l’adaptation musicale comportera une partition enrichie et audacieuse avec, au plateau, un piano, une clarinette, un violoncelle et une batterie. La nouvelle instrumentation choisie est-elle liée aux partis-pris de mise en scène ? Quelles ont été vos sources d’inspiration ? Comment adapte-t-on une partition de piano pour 4 instruments ? Quelle part de création y a-t-il dans cet exercice ?

Jérémie Arcache : L’idée de base n’est pas forcément de moderniser la partition de Pauline Viardot, ou de la rendre actuelle. On ne va pas faire semblant que c'est une musique d'aujourd'hui. Néanmoins, l’enjeu est de faire comprendre qu’il y a dedans des occurrences qui appartiennent au passé, à notre histoire, à notre culture commune. Actionner le ressort de la nostalgie a compté ici. 
Au début, je dois reconnaître que j'avais très peur du côté opérette. Mais j’ai vite senti qu’il y avait quelque chose de l’ordre de la chanson. De la chanson réaliste. De celle des années 1930 et même plus tard, qui débouche sur un imaginaire assez populaire comme celui de Piaf ou Aznavour. Sans en faire des chansons de ce type-là on peut teinter les choses.

David Lescot : Il y a aussi un petit tropisme des années 60. On est à la fois dans le Swinging London, dans Cathy Berberian, John Cage… Bref, dans des choses vraiment plus contemporaines, et que Bianca connaît super bien. On a fait des choix et je crois que cela marche très bien car cela dessine une certaine modernité. Celle-ci n’est pas nourrie uniquement d'elle-même, mais de certains emprunts à certains passés. 
On a travaillé tous les trois sans arrêt, on ne s'est jamais lâché la main, ça a été la clé. Quand il fallait faire des choses, à chaque fois on se les montrait, on échangeait et on faisait des séances de travail communes.

Jérémie Arcache : En la découvrant j’ai eu le sentiment d’avoir affaire à une partition un peu guide, qui n'avait pas forcément lieu d'être interprétée avec un grand respect de chaque note. J’ai eu l'impression que c’était possible et même indiqué de s’emparer d’une liberté d'improvisation offerte. L’écriture comprend des choses qui sont assez schématiques et cela devient agréable de partir de cela, mais pour aller ailleurs.
En tant qu'arrangeur, moi ce que j'aime faire et ce pourquoi je crois être assez bon, c'est de trouver des nouvelles musiques à l'intérieur d'une musique. Autrement dit, essayer de trouver où est ce qu’on peut inventer de la musique dans une musique qui existe déjà. Qu'est-ce qu'elle cache ? Qu’appelle-t-elle ? 
Quand j'entends une musique ou que je lis une partition, j'ai toujours un peu ce réflexe d'aller me dire : « Ah, ça, c'est marrant, ça pourrait appartenir à ça, ça me fait penser à si… » Et, en fait, c'est en faisant des liens comme ça, que ça nous attire vers certaines formes mélodiques, vers certaines manières nouvelles d'accompagner une musique.

Bianca Chillemi : J’ajouterai quelque chose qui ne vise nullement à déprécier ce qu'a fait Pauline Viardot, mais on sent que l'œuvre n’est pas vraiment terminée. C’est-à-dire qu’elle a un côté un peu maquette et que, pour des critères très pragmatiques de l’époque, il fallait présenter l'œuvre à telle date. J’aime à penser qu’elle avait écrit ça pour ses amis, peut-être pour les enfants de ses amis, ou pour les habitués de son salon. J’aime ce côté écrit un peu à la va vite, parce qu’il fallait le faire. Comme s’il fallait faire un cadeau… 
Elle l’a écrite pour le piano parce que c'est le plus pratique et que ça peut tout jouer. Se sentir autorisé à l'instrumenter autrement, l'orchestrer pour autre chose que le piano, est venu aisément. Comme si on était missionné pour terminer le travail. Comme si on se donnait le droit d’exploiter ce potentiel. Se permettre d’aller vers beaucoup plus de féerie par exemple… 

David Lescot : Retricoter, défaire puis refaire une œuvre avec une grosse orchestration et avec déjà beaucoup de choses, c'est pas du tout évident. Là on avait, je suis d’accord, une espèce d'esquisse, de brouillon. Avec dedans des choses, déjà très belles et très prometteuses.
Réécrire un texte, réécrire une musique, écrire des arrangements à partir d'un seul instrument, finalement, j'ai l'impression que ça s'y prête bien. Grâce, justement, à cette dimension inachevée, esquissée… On le sent très fort et c'est inspirant en fait.

Jérémie Archache : Je suis d’accord. À un moment de son œuvre on sent par exemple qu'elle utilise un pastiche d’air baroque ou médiéval. Je ne sais pas trop ce qu'elle se racontait à l'époque, avec ça. Mais c'est quelque chose avec lequel on peut jouer. Cet exotisme un peu passéiste on peut se sentir autorisé à s’en emparer également. Pour ma part je me suis dit que plutôt que d'essayer de jouer ce pastiche, il fallait partir sur une vraie partition d’époque et voir où ça nous mène. Théâtralement aussi c’est super intéressant parce que ça varie beaucoup et on a l'impression de rentrer dans un monde nouveau.

David Lescot : De même, je trouve intéressant de rappeler que dans l’œuvre elle-même, il y a une partie qui est indiquée « libre », car elle coïncide à ce que chantent les invités au bal à ce moment où il y a une sorte de karaoké. Comme les invités doivent chanter, Pauline Viardot nous dit d’une certaine manière : « C'est libre, vous faites ce que vous voulez, vous chantez ce que vous voulez ». Nous, on a fait un choix quand même très radical pour ce que chante Cendrillon et qui est l’un des grands moments de l'œuvre puisque c’est cet instant qui va fasciner le prince. On a choisi une œuvre des années 60, une œuvre très emblématique d'une certaine modernité, qui est aussi celle d’une cantatrice- compositrice qui nous tenait à cœur : Cathy Berberian. Cette femme, c'est une Pauline Viardot de son époque. Son « Stripsody » est une œuvre génialissime sur des onomatopées de bandes dessinées et des bribes de dialogues…

Jérémie Arcache : Pour en revenir à l’instrumentation, je dois dire que je me suis dit que je n’avais pas beaucoup de temps et que j'allais choisir des instruments que je connaissais bien. Par contre, avec ces instruments je sais pouvoir avoir une pluralité d'inspirations. Prenons l’orgue par exemple. D’emblée il fait penser à des sons très mystiques, voire médiévaux. Mais c'est oublier qu’il y a aussi l'orgue chez les Doors ou chez les Beatles. J'aime bien que chaque instrument puisse avoir au moins deux couleurs. C’est bien le même instrument, c'est bien la même personne qui joue, mais on peut arriver dans des styles différents.
Idem pour les percussions. Exploiter le côté très cinématique des roulements de grosses caisses va faire penser un peu à de la musique de films ou de dessins animés. Avec un glockenspiel, on va plus être sur la féérie ou un effet un peu à la Harry Potter, on va dire. D’autres essais au plateau nous aideront également à créer d’autres ambiances.

David Lescot : Je trouve bien en effet qu'il y ait une espèce d'hétérogénéité comme ça. L’œuvre, elle-même, traduit ça. On y trouve des sentiments très accentués : le pathétique de la situation de Cendrillon, la cruauté tellement énorme des sœurs… Toutes les situations ont deux facettes. Par exemple, ces sœurs, plus elles sont cruelles, plus elles sont dures et plus c'est drôle. Idem pour le bal, qui est un moment de féerie, certes, mais qui recèle aussi quelque chose d'inquiétant. Il se termine d’ailleurs comme une ronde macabre.

Jérémie Arcache : Pour en revenir aux sources d’inspirations, je me suis fait des playlists. On y trouve des morceaux que j'aime bien, mais aussi d’autres qui paraissent être en référence avec des couleurs propres à l’œuvre de Pauline Viardot. Qui ne sont pas que des références d'opéra, loin de là. Qu’il s’agisse de références POP, de répertoire classique, de musique ancienne… On peut trouver toutes sortes d’occurrences qui amènent à penser que lorsqu'on puise dans la culture populaire, y compris folklorique, on peut créer du lien commun. J'aime bien travailler là-dessus et me dire qu’en créant telle musique elle va parler aux gens car ils l'ont forcément entendu quelque part, avant, ailleurs. 

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