Le Voyage de Chihiro
©Studio Ghibli / Wildbunch
Le Voyage de Chihiro
©Studio Ghibli / Wildbunch

Traduire Miyazaki

Le Voyage de Chihiro
Lycéens et apprentis au cinéma

publié le 23/04/2022

Catherine Cadou a réalisé les sous-titres du Voyage de Chihiro (Hayao Miyazaki, 2001), film au programme de Lycéens et apprentis au cinéma, dispositif coordonné par Les 2 Scènes pour l'Académie de Besançon.

Entretien réalisé par Marc Frelin le 24 mars 2022.

Vous avez réalisé les sous-titres du Voyage de Chihiro. Pour quels autres films d'Hayao Miyazaki avez-vous travaillé ?

Les deux premiers ont été Porco Rosso et Princesse Mononoke. En plus du Voyage de Chihiro, j’ai travaillé pour quatre autres films de Miyazaki : Le Château dans le ciel, Le Château ambulant, Ponyo sur la falaise et Le Vent se lève. Avec ces films, c’était la première fois que je faisais la traduction de films d’animation.

Avez-vous eu l’occasion de le rencontrer ?

Oui, à de nombreuses reprises. J’avais déjà traduit les deux premiers lorsque je l’ai rencontré pour la sortie du Voyage de Chihiro. Par la suite, j’ai souvent été son interprète lors des sorties de ses films en France, sur des festivals par exemple. Comme Miyazaki adore parler d’économie, de politique et d’écologie, nous nous sommes toujours très bien entendus ! C’est quelqu’un qui est très engagé, par exemple contre le nucléaire et pour les énergies renouvelables. Il a également accepté de répondre à mes questions dans mon film sur Akira Kurosawa (Kurosawa, la voie, 2011).

Votre travail de traductrice est-il différent pour un film d’animation ?

Je traite exactement de la même manière un film d’animation et un film en prise de vue réelles, d’autant que pour les films d’Isao Takahata et Hayao Miyazaki, ce sont des dialogues qui pourraient figurer dans un film en prise de vue réelles.
En général, les films d’animation sortent en deux versions : une doublée destinée aux enfants et l’autre sous-titrée pour le grand public. Donc lorsque l’on fait appel à moi pour sous-titrer un film d’animation, je ne cherche pas à adapter les dialogues français à un très jeune public. Ce sont des films qui sont accessibles à partir de 13 ou 14 ans et il n’y a pas de contrainte particulière en matière de niveau de langue pour ce public. De plus, l’exigence de fidélité aux dialogues originaux est d’autant plus forte que la version doublée est basée sur mes sous-titres car il n’existe pas de dialoguiste connaissant le japonais.
Ceci étant dit, pour préparer notre entretien, j’ai relu les sous-titres du Voyage de Chihiro et j’ai réalisé que j’avais mis le terme « cracra », ce qui peut sembler être un clin d’œil à un vocabulaire et donc un public plus enfantin ! Mais c’était argotique et imagé aussi en japonais. Je ne cherche pas à adapter à la langue d’arrivée mais à la langue de départ. Aussi, un terme difficile ou particulier doit être traduit comme tel.

Est-ce que ce fut un film difficile à traduire ?

Non, ce fut plus simple par exemple que pour Porco Rosso qui comprenait des questions techniques de pilotage. Par rapport à l’imaginaire des autres films de Miyazaki, qui se déroulent souvent dans le ciel, Le Voyage de Chihiro est plus près de la vie quotidienne japonaise et aussi de son côté magique.

Pouvez-vous nous parler du titre du film ?

Le titre japonais, 千と千尋の神隠し (Sen to chihiro kamikakushi) signifie « Sen et Chihiro cachés par les dieux ». Il est un peu complexe car il comporte un jeu de langage quasiment intraduisible. Je dois vous donner quelques précisions : 千 se lit « Sen » quand il est seul,と signifie « et », 千尋 se lit Chi Hiro, の correspond à «de» et 神 signifie Kami que l'on peut traduire par « les dieux ». 隠し, Kaku shi, est la forme  nominale du verbe Kakusu qui veut dire cacher.

Quel est le sens de ce titre ?

Dans le film, la sorcière Yubaba assujettit les rares humains qui parviennent jusqu’à elle en supprimant leur nom. 千尋, Chihiro, est un prénom mixte, assez courant au Japon. Il est composé de deux idéogrammes, deux kanji. Le kanji « Chi » qui signifie « mille » et le kanji « hiro » qui veut dire « brasse ». Chihiro s’écrit donc en japonais « mille brasses ».
Le premier kanji 千 peut se lire « chi » (le Chi de Chihiro), mais lorsqu’il est écrit seul, il se lit « sen ». La sorcière enlève le second kanji (« brasses ») au prénom Chihiro. Ainsi, elle la rebaptise « Sen », qui d’ailleurs n’est pas vraiment un prénom, et le personnage perd alors son identité.
Le terme « kamikakushi », lui, veut donc dire « être caché, escamoté par les dieux ». Lorsque quelqu’un disparait du jour au lendemain, au Japon, on peut dire qu’il est « caché par les dieux ». Les dieux de ce titre ne sont pas au ciel, ils personnifient la nature, le monde du vivant. Pour éviter toute confusion avec les monothéismes, il faut bien dire « les dieux » en français, bien qu’en japonais il n’y ait ni singulier ni pluriel !

Comment faire pour traduire un tel titre ?

Le titre japonais était impossible à traduire littéralement, au vu de ces questions culturelles et linguistiques. Les anglais ont choisi comme titre Spirited away, qui est un bon choix. Le distributeur français – les traducteurs n’ont en général pas leur mot à dire en ce qui concerne les titres – a choisi Le Voyage de Chihiro d’où est évacuée la dimension de disparition, mais le titre original était vraiment trop complexe à traduire.

Le film comprend un grand nombre d’éléments appartenant à la culture traditionnelle japonaise : les esprits, les dieux...

En effet, et ce n’est pas simple à traduire. Dans le film, Haku, le dragon blanc, est l’esprit de la rivière. Pour le qualifier en japonais, ce n’est pas le mot « kami » (dieu) qui est employé, mais « nushi » (maître). J’ai d’ailleurs échangé avec Miyazaki à ce sujet, pour savoir si l’on mettait "Esprit" ou "Maître". C’est lui qui a tranché.
Je l’ai aussi sollicité car j’avais besoin de comprendre les relations entre ce monde des bains et le monde réel. Miyazaki pense que l’on fait des allers retours entre ces deux mondes. L’imaginaire est toujours à portée de main, on peut y faire un tour et revenir dans le réel que l’on connaît mieux.

Quel souvenir particulier gardez-vous de votre travail sur Le Voyage de Chihiro ?
Sans hésiter : les séquences des bains ! Il y a quelque chose de magique dans l’univers et le rite des bains au Japon. L’eau y est pure, propre. On ne se lave pas dedans – on n’y utilise pas de savon et on n’y laisse donc pas sa crasse. On se lave à l’extérieur de la baignoire en s’aspergeant d’eau et le sol de la salle de bain est le réceptacle de ces ablutions – on prend des bains très chauds où l’on est presque assis, il y a quelque chose qui rappelle la position fœtale et le liquide amniotique. Il ne fallait pas que cette scène fasse penser au bain français, à la baignoire où l’on se lave. Au Japon, le bain est une fête, pas une corvée ! J’ai essayé de retranscrire cette expérience par exemple en choisissant des adjectifs jubilatoires et confortables, et en renforçant le texte par certains mots.
Et puis il y avait les pratiques hétérodoxes de certains dieux qui ne respectaient pas les règles du jeu, ce qui produisait un effet de sidération et de terreur. Par le choix de chaque terme, j’ai essayé de transposer le bonheur ou l’effroi et le contraste avec le travail énorme de ceux qui travaillent pour le confort de ces dieux ultra gâtés.

Combien de temps a duré votre travail de traduction pour ce film ?
Je disposais de trois semaines. Avec ensuite une finalisation d’une semaine, qui consistait à faire des corrections après la simulation (une projection test) et des échanges avec les distributeurs, pour clarifier éventuellement certains sous-titres. C’est une durée de travail confortable par rapport à la durée du film.
J’ai fait 1103 sous titres. Pour un film de 2h, cela pourrait être 1300, il y a donc un peu moins de dialogues que la moyenne, mais beaucoup d’onomatopées et de concepts très japonais délicats à traduire.