Entretien avec Héla Fattoumi

Autour de Manta
Héla Fattoumi & Eric Lamoureux - CCN de Bourgogne-Franche-Comté à Belfort

publié le 05/04/2017

 

Vous avez créé ce spectacle en 2009.

Héla Fattoumi : En effet, j’ai créé ce spectacle avec la complicité du chorégraphe Éric Lamoureux pour le festival « Montpellier danse » en 2009. C’est arrivé un peu brutalement comme si quelque chose couvait à l’intérieur et ce depuis longtemps. Un jour à 44 ans, je suis rentrée dans une boutique spécialisée et j’ai acheté un niqab pour essayer d’en éprouver physiquement les sensations de l’intérieur, pour voir comment je me déplacerais, comment je porterais ce poids. Je l’ai endossé, les sensations ont commencé à m’envahir, me guider, me mener.
Ma double identité, franco-tunisienne, est un questionnement permanent, un horizon à construire. C’est pétrie de cette double culture que j’ai souhaité comprendre, en tant que citoyenne, artiste, danseuse, comment on en arrive au XXIe siècle à ce que des femmes revendiquent la disparition de leurs corps dans l’espace public. Par le port du niqab particulièrement, qui est un voile d’importation. Il y a quelques années, on ne savait même pas ce que c’était.
On a vraiment voulu créer des images fortes qui permettent au spectateur de cheminer dans sa propre histoire, dans son imaginaire, dans ses propres représentations et dans le rapport qu’il entretient avec ce monde-là. Tenter un acte artistique à partir de ce vêtement symbole provoque une chaîne de questionnements terriblement complexes qui croisent le politique, le social, le religieux et l’intime.

Qu’avez-vous ressenti la première fois que vous avez porté le niqab ?

H. F. : Je précise que je ne le porte que dans un acte artistique, jamais en dehors d’une salle de spectacle.
J’ai ressenti une forme d’élégance de ce vêtement au tissu fluide. C’est une sensation assez étrange, vecteur d’imaginaire...
Le port de bras est particulier, on se déplace autrement... Ce vêtement possède une forte puissance plastique. Il m’a évoqué instantanément les images de drapés de la peinture classique. Mais j’ai compris très vite qu’il me fallait faire avec un champ de vision réduit. Je ne pouvais pas non plus bouger comme je le fais d’habitude. J’ai joué avec le regard, les mains, j’ai tenté de voir quelles émotions créer avec le public. J’ai voulu rendre hommage aux femmes qui n’ont pas choisi de porter le voile, prêter une voix à toutes celles à qui on ne donne pas la parole.

Votre spectacle Manta est-il militant ?

H. F. : C’est une œuvre qui entre en contact avec des problématiques sociétales épineuses, Éric Lamoureux et moi avons veillé à ce que ce ne soit pas une dénonciation, ni une provocation gratuite. Ce qui n’empêche pas d’être critique. Le voile permet de s’interroger sur l’émancipation de l’être. Manta interroge aussi de manière plus générale les conditionnements de tous types. D’où le titre qui ne fait volontairement aucune référence à l’Islam.
J’ai grandi en Tunisie au moment où Bourguiba * a décidé d’émanciper les femmes. J’ai vu ma grand-mère et ma mère se dévoiler. Je pensais que tout cela était terminé. Puis ces dernières années, de plus en plus de femmes de mon entourage se sont mises à porter le voile. Le port du hijab a toujours été pour moi, qui n’ai jamais dû m’y soumettre, le creuset de questionnements complexes. Petite fille, j’ai joué avec le safsari (voile blanc) des femmes tunisiennes, comme l’enfant joue à l’adulte en chaussant les escarpins de sa mère. Devenue femme, j’ai mesuré la chance de m’être arrachée à des pans de cette tradition qui empêchent, qui dictent, qui referment le champ des possibles. Être immobile, oser un geste, un déplacement, une danse... Je me suis dit qu’il y avait une tentative artistique à faire naître de cette expérience.

* président de la République entre 1957 et 1987

 

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