Distribuer un film de patrimoine
Entretien avec Emmanuel Atlan
publié le 19/02/2021
Pour découvrir un métier méconnu du cinéma nous vous proposons cet entretien avec Emmanuel Atlan, distributeur de films de patrimoine.
– Entretien réalisé par téléphone le 26/11/2020 par Marc Frelin, coordinateur de Lycéens et apprentis au cinéma en Bourgogne-Franche-Comté / Académie de Besançon
Pouvez-vous nous présenter la société pour qui vous travaillez ?
Emmanuel Atlan : Les Acacias est une société de distribution spécialisée dans la réédition de films de patrimoine, à savoir des œuvres ayant plus de vingt ans d’âge !
Notre ambition est de diffuser auprès du public non seulement les classiques, réels ou supposés, qui sont ancrés dans notre inconscient collectif et qu’il faut montrer inlassablement, génération après génération, mais aussi les grands films rares ou mésestimés, voire les œuvres mineures de grands cinéastes. En cela, par nos choix, et à notre petit niveau, nous participons à une relecture perpétuelle de cet art jeune qu’est le cinéma.
Combien de personnes travaillent aux Acacias ?
Nous sommes trois permanents.
Le gérant Jean-Fabrice Janaudy est en charge de la gestion administrative et financière de la structure. Il oriente et valide les choix stratégiques.
Ma collègue Nadine Mela s’occupe, en lien avec les laboratoires, du matériel restauré. Mais elle gère aussi la communication et l’harmonisation des éléments promotionnels, coordonnant les actions de l’attaché de presse, du graphiste et du monteur de film annonce.
Je suis le troisième membre de l’équipe et mon rôle est d’être en lien permanent avec les exploitants des salles de cinéma. Je leur propose les films que nous rééditons et les convainc de les diffuser, en tenant compte de leur travail, de la sensibilité de leur public et de leur ligne éditoriale : je fais ce que l’on appelle « la programmation ».
Quelles sont les étapes de travail, pour la distribution d’un film de patrimoine ?
La première étape est le choix du film.
Soit nous avons la volonté partagée de rééditer une œuvre qui nous semble importante pour la cinéphilie et qui a forcément marqué notre jeunesse. Débute alors ce qui ressemble souvent à une enquête policière : la recherche des ayant-droits – pas simple quand les sociétés de production ont disparu ou se trouvent à l’étranger – et/ou du matériel* existant de projection – coûteux lorsqu’il n’y a pas d’élément restauré disponible, surtout quand le négatif est en mauvais état.
Quand les voyants sont au vert, nous essayons d’obtenir les droits d’exploitations salles pour une durée de 5, 7 ou 10 ans, en échange du paiement d’un « minimum garanti ». Cette somme, entre 7 000 et 10 000 euros, est une avance sur les recettes à venir, pour peu que le film fasse des entrées…
Soit nous saisissons les opportunités qui nous sont offertes : l’annonce de la restauration d’un film ou sa projection dans un festival. Reste alors à entamer des négociations et obtenir un mandat de distribution avec l’ayant-droit, toujours en contrepartie d’un minimum garanti !
Depuis le passage des salles de cinéma au numérique, nous diffusons des DCP (Digital Cinema Package) : ce sont des fichiers numériques fabriqués au laboratoire à partir d’éléments issus de la restauration ou de la numérisation du film. Le DCP est stocké sur un disque dur ou sur une plateforme de téléchargement. C’est cet élément que nous envoyons aux cinémas, physiquement ou virtuellement, pour la projection.
*Dans ce domaine, le matériel est le négatif original du film. C’est d’après cette copie originale que l’on peut éditer de nouvelles copies, sur pellicule auparavant et numériques depuis quelques années.
L'étape de la communication doit également être importante ?
Pour toucher plus efficacement les spectateurs contemporains, nous tenons à moderniser nos outils de communication : recréation d’une affiche, édition de photos en haute définition, montage d’une nouvelle bande annonce, conception d’un dossier de presse pour les journalistes et d’un document à destination des spectateurs comprenant des éléments sur la production du film, sa réception critique et publique mais aussi des clefs de compréhension artistique. D’autre part, nous savons que la médiation entre les films et le public est fondamentale pour le patrimoine. Mais le format « ciné-club » ou « séance-débat » n’est pas toujours possible : pour aider les salles nous produisons parfois un avant-programme, à savoir une vidéo de quelques minutes pouvant être diffusée au début de la projection et donnant quelques pistes pour « regarder le film autrement ».
Au niveau financier, comment se passe la distribution d'un film de patrimoine ?
Le budget de sortie d’un film, qui peut osciller entre 20 000 et 40 000 euros, se compose donc des éléments suivants : achat des droits, fabrication et envoi des DCP, création des éléments promotionnels, embauche d’un attaché de presse et achats d’espaces publicitaires.
Si notre objectif premier est la transmission, nous devons aussi, pour la assurer la pérennité de notre activité, faire des entrées et gagner de l’argent. La répartition des recettes se fait généralement ainsi : une fois que nos dépenses sont amorties, à savoir couvertes par une partie des recettes, un partage du solde est réparti à 50/50 entre le distributeur et l’ayant-droit, le minimum garanti éventuellement versé étant une avance sur cette somme remontant à l’ayant-droit. Le distributeur, dans ce modèle, assume de gros risques, surtout lorsqu’il s’agit de films de patrimoine où nous avons rarement les droits vidéos ou télévisuels pour éponger les pertes éventuelles d’un échec en salles.
Comment votre société, Les Acacias, a-t-elle choisi d’intégrer Panique à son catalogue ?
Depuis plusieurs décennies, nous travaillons en très étroite collaboration avec TF1 Studio, qui détient un catalogue de films impressionnant par sa quantité et sa qualité. Un plan de restauration est établi chaque année et, d’un commun accord, nous « piochons » les films auxquels nous sommes profondément attachés et que nous souhaitons défendre au cinéma.
Toute notre équipe était fan de Panique, découvert il y a très longtemps au ciné-club de Patrick Brion, grand admirateur de Julien Duvivier. Le ressortir en salles était une évidence : la mise en scène de Duvivier, le regard aiguisé de Simenon, la présence de l’immense Michel Simon… et des thématiques aux résonances actuelles folles telles le bouc-émissaire, la puissance de la rumeur, la violence de la foule, la théorie du complot…
Comment s’est déroulée la ressortie de Panique, 70 ans après la première ?
Ce ne fut pas un long fleuve tranquille. Le cinéma français d’avant la Nouvelle Vague est victime d’un désintérêt et d’un désamour à la fois des exploitants et des critiques, ce qui rend difficile la sensibilisation du public aux films de cette période. C’est d’autant plus incompréhensible que les chefs d’œuvres abondent et qu’ils ont largement influencés le cinéma mondial.
Panique est une œuvre majeure de l’après-guerre, mais réalisé par un cinéaste considéré comme un simple artisan : une ressortie de ce seul film n’était pas suffisante pour susciter l’intérêt du marché. Par chance, Pathé venait de restaurer plusieurs films de Julien Duvivier (dont son plus connu La belle équipe et son plus personnel La fin du jour) et envisageait une ressortie en salles, en particulier dans leur multiplexe des Fauvettes, alors dédié au patrimoine.
Nous nous sommes coordonnés et avons mis nos forces en commun afin de redonner un coup de projecteur sur Julien Duvivier et son œuvre : un premier événement au Festival Lumière à Lyon en 2015 autour du cinéaste, une sortie quasi-simultanée au cinéma en mars/avril 2016 et une grosse revue de presse réévaluant l’importance de Julien Duvivier dans le cinéma français.
Les premières entrées, en particulier sur Paris, ont été correctes, sans plus, mais le film a (ré)acquis au fil des mois et des années une vraie notoriété auprès des cinéphiles. Par bonheur, il a intégré la liste nationale de Lycéens et apprentis au cinéma, permettant à de jeunes spectateurs de le découvrir dans un cadre scolaire. À ce jour, plus de 220 salles de cinéma ont diffusé le film, confirmant que la transmission de notre vision personnelle du cinéma ne peut se faire qu’en profondeur et dans la durée.