CDuLab : un programme transfrontalier pour travailler sur « la durabilité »
interview d'Anne Tanguy par News Tank Culture
publié le 12/11/2021
« Les 2 Scènes - Scène nationale de Besançon et le Théâtre Vidy-Lausanne sont situés dans un bassin territorial transfrontalier pouvant bénéficier de financements européens dans le cadre des projets Interreg. Rapidement, au cours d’une première collaboration, nous nous sommes rendu compte que d’un côté comme de l’autre la question de la durabilité était au cœur de nos maisons. Nous avons donc décidé d’écrire un projet qui a débuté le 01/01/2021 et va s’articuler, dans un premier temps, jusqu’au 31/12/2022 », indique Anne Tanguy, directrice des 2 Scènes - Scène nationale de Besançon (Doubs), à News Tank le 05/11/2021.
CDuLab constitue un projet pilote transfrontalier de création artistique, de formation et de recherche associant culture et durabilité. Il repose sur quatre spectacles coproduits et diffusés avec 30 dates de représentation en plateau et 65 dates en itinérance. Ces productions concernent trois équipes artistiques et entre 12 et 15 danseurs de chaque territoire. Outre sa dimension artistique, le projet est aussi destiné à couvrir « des expériences de formation et de médiation ».
« Nous avons choisi le terme de durabilité pour ne pas se restreindre aux questions de changement climatique, de déclin de la biodiversité, de l’épuisement des ressources naturelles. La durabilité couvre aussi la question d’un monde plus vivable, désirable, qui tient compte de la pauvreté, de la santé, de la justice économique, des discriminations. Cela nous permet de couvrir également le plan social et le plan économique », ajoute Anne Tanguy qui répond aux questions de News Tank.
Quelle est la genèse de CDuLab ? Comment le projet a-t-il été construit et pourquoi avoir associé Les 2 Scènes au Théâtre Vidy-Lausanne pour sa mise en œuvre ?
« Un bassin territorial transfrontalier pouvant bénéficier de financements européens »
Les 2 Scènes - Scène nationale de Besançon et le Théâtre Vidy-Lausanne sont situés dans un bassin territorial transfrontalier pouvant bénéficier de financements européens dans le cadre des projets Interreg. La Suisse ne fait pas partie de l’Union européenne, mais cela ne lui interdit pas d’être partenaire de théâtres qui portent des projets européens. Le Théâtre de Vidy-Lausanne et Les 2 Scènes travaillent ensemble depuis longtemps. Nous avions porté un premier projet transculturel et transfrontalier Interreg, LaBe23, qui s’est déroulé sur quatre ans. Il portait davantage sur le soutien à la production de projets artistiques et à l’itinérance.
Rapidement, au cours de cette première collaboration, nous nous sommes rendu compte que d’un côté comme de l’autre la question de la durabilité était au cœur de nos maisons. Nous avons donc décidé d’écrire un projet qui a débuté le 01/01/2021 et va s’articuler, dans un premier temps, jusqu’au 31/12/2022. Nous étions partis pour écrire un projet plus long, mais le programme Interreg a été prolongé en raison de la crise sanitaire. Il s’agissait d’une occasion d’agir sur un temps un plus court, en attendant la sortie du prochain programme, mais aussi de réaliser une sorte d’expérimentation en prenant le temps de poser les bases d’un futur projet. Nos expériences couvrent à la fois une dimension artistique, mais aussi des expériences de formation, de médiation.
À la Scène nationale de Besançon, nous avions créé un comité scientifique. Nous nous sommes rapidement aperçus qu’il fallait que nous échangions beaucoup entre nous, comme entre les structures, pour parler de la même chose. Nous nous sommes construit un vocabulaire commun. Au départ, nous parlions d’anthropocène. Nous avons évoqué ce terme avec le Théâtre Vidy-Lausanne, avant d’adopter celui de durabilité pour ne pas se restreindre aux questions de changement climatique, de déclin de la biodiversité, de l’épuisement des ressources naturelles. La durabilité couvre aussi la question d’un monde plus vivable, désirable, qui tient compte de la pauvreté, de la santé, de la justice économique, des discriminations. Cela nous permet de couvrir également le plan social et le plan économique.
Pourquoi était-ce important d’adopter une dimension transversale, de couvrir à la fois le volet programmation culturelle et des actions de médiation ?
« Ce projet se décline en trois volets : la création artistique, les idées et nos pratiques »
Ce projet se décline en trois volets : la création artistique, les idées et nos pratiques, nos métiers. Concernant le volet création, plusieurs spectacles interrogeant la question de la durabilité à différents endroits sont programmés. La durabilité paraît propice à un traitement théâtral puisqu’elle repose sur le souci de l’autre, des autres vivants, au même titre que les représentations peuvent être des expériences vivantes. À travers ces spectacles, nous allons interroger particulièrement deux axes, à savoir d’un côté notre rapport avec les autres cultures, les autres espèces, la nature, et de l’autre les questions d’identité, de multiculturalité raciale et sociale.
À titre d’exemple, un projet de la compagnie Numero23Prod, intitulé « Avec l’animal », a pour objectif d’interroger nos relations complexes avec le milieu naturel et ses habitants. Le lien aux espèces sauvages va s’articuler à travers deux récits, l’un d’un chasseur et l’autre d’un pêcheur, conçus autour de différents matériaux d’enquête. L’enjeu est d’essayer, à travers ces pratiques, de sortir d’un débat un peu stérile d’opposition unique entre chasseur/pêcheur d’un côté et défenseurs de la nature de l’autre. Le spectacle mettra en avant des interrogations un peu plus méandreuses pour inviter chacun à se déplacer un peu et le spectacle donnera lieu à une version salle, comme à une version en extérieur dans la nature.
Un autre des projets qui se déroulera dans ce contexte s’appelle « Love Is the New Gangsta ». Il s’agit d’un projet d’Emmanuel Moses Anokwa qu’on destine plutôt aux classes de collège et de lycée. Il s’agira d’une forme hybride entre conférence, slam et performance musicale assurée par cet artiste originaire de Lagos au Nigeria. Arrivé en Suisse en 2014, il propose un récit autobiographique alors qu’il n’a pas de papiers et que ce spectacle doit aussi lui permettre de les obtenir.
« Nous avons besoin de continuer à nous former à tous les endroits des maisons »
Le volet médiation couvre d’une part des formations à destination des équipes, puisqu’en tant que professionnels, nous avons besoin de continuer à nous former à tous les endroits des maisons (relations publiques, production, diffusion, administration, construction des décors). Il s’agit de comprendre comment penser un projet européen ambitieux, tout en augmentant les compétences de chacun sur les enjeux liés à la durabilité. Accompagner le renouvellement des outils face aux œuvres est également primordial puisqu’elles se transforment beaucoup dans le contexte actuel. Concrètement, les équipes bénéficient de six formations ateliers avec des intervenants extérieurs (français et suisses) sur les questions spécifiques de la médiation culturelle et de la durabilité. L’idée est de développer à la fois les pratiques de production, de communication, plus intuitives et plus respectueuses des individus dans leur diversité, ainsi que de l’environnement. On peut citer des formations FALC, des temps de réflexion sur le recyclage des décors, un accompagnement pour monter des projets transculturels, des workshops d’équipe avec différents intellectuels, etc. Ces projets européens sont une vraie opportunité de poursuivre la formation des équipes et surtout de choisir nous-mêmes ces formations, puisqu’elles ne s’inscrivent pas dans un cahier des charges classique.
À destination des publics, nous proposerons également un cycle de trois conférences en partenariat avec des intellectuels, trois ateliers intitulés « éduquer en anthropocène », plutôt à destination des enseignants, des médiateurs culturels et des éducateurs à l’environnement. Nous inventerons aussi deux outils de médiation autour de la durabilité. Enfin, quatre productions numériques seront diffusées en ligne. Elles comprendront des captations des conférences et des publications autour du projet, afin de le faire rayonner.
De quelle manière les projets successifs que vous avez conduits dans le cadre du programme Interreg se sont-ils nourris les uns les autres ? Comment s’est effectuée la sélection des spectacles programmés dans le cadre de CDuLab ?
Cette dynamique d’influence se retrouve à la fois dans l’artistique et dans les pratiques. Certains spectacles proviennent de rencontres qui se sont déroulées au cours du premier projet Interreg. Nous n’avons pas organisé de processus de sélection spécifique, mais plutôt puisé dans nos ressources en matière de direction artistique. Ces choix nous permettent aussi de faire dialoguer les expériences et les artistes de nos deux territoires.
La crise sanitaire a-t-elle été un élément déclencheur pour la mise en œuvre de ce projet ?
Elle nous a encore davantage convaincu que le vivant était au cœur de l’avenir. On a vu évoluer cette relation homme-animal pendant la pandémie, notamment à travers le réinvestissement de la ville par les animaux. Je pense que cette période marquera encore davantage notre prochain projet, puisque nous observons d’autres effets sur le long terme de la période que nous avons traversée. Des effets psychologiques, en matière d’organisation de la vie professionnelle, d’adaptation de nos sociétés et de nos institutions, nous nous sommes posé beaucoup de questions qu’il serait judicieux de ne pas abandonner avec la reprise. D’autres formes sont en train de naître qu’il s’agisse du numérique ou d’approches plus mobiles sur les territoires. Elles interrogent notre organisation interne et la relation aux compagnies, aux artistes. Nous n’avons pas fini de puiser dans cette matière.
Quelle est votre ambition sur le long terme ? En quoi ce dispositif pourrait-il bâtir les fondations d’un futur projet avec une dimension peut-être plus prescriptrice ?
« Modéliser des choses qui pourraient ensuite servir à d’autres théâtres »
Cela prend du temps, mais nous avons déjà échangé sur la possibilité, à travers une expérience, de modéliser des choses qui pourraient ensuite servir à d’autres théâtres. Il s’agit de savoir comment produire à l’aune de ces questions, comment organiser des tournées, comment arriver à une forme d’équilibre, s’il faut parler de bilan carbone, etc. Nous avions envie de réfléchir à des choses très concrètes sur ces sujets. Cette piste a été abordée il y a deux ans déjà, peut-être que la crise étant passée par là, nous allons pouvoir nous y pencher davantage dans les prochaines semaines.
Par ailleurs, on se rend compte que les projets européens sont compliqués à monter, avec de gros dossiers. Seules de grosses structures, très équipées en personnel, paraissent en capacité de les monter. Nous souhaitions faire en sorte qu’en montant des projets, nous puissions faire appel à tout un panel de partenaires plus proches de nous sur nos territoires (universités, associations, artistes et compagnies) pour que ces projets européens puissent aussi bénéficier à d’autres.